AUTEUR : Guido Barthels
Portfolio Manager senior, ETHENEA Independent Investors S.A.
Tous les enfants aiment jouer à « coucou-caché ». Ce jeu consiste à se cacher les yeux avec les mains, puis à les enlever en disant « coucou ! ». C’est drôle.
Mais ça l’est moins lorsque la Banque centrale européenne (BCE) y joue avec nous, citoyens. Le conseil des gouverneurs de la BCE se cache les yeux en espérant que nous ne le verrons pas ou plutôt, que nous ne verrons pas ce qui se passe ! Le niveau durablement bas des taux d’intérêt fait perdre beaucoup d’argent aux épargnants du noyau dur de l’Europe. On pourrait presque parler d’une spoliation à grande échelle sur laquelle tout le monde ferme les yeux. Alors qu’au lancement de la politique monétaire dite non conventionnelle de la BCE, la déflation et la croissance morose déterminaient l’évolution des marchés boursiers début 2015, l’environnement économique s’est depuis sensiblement amélioré dans la zone euro. La croissance a renoué avec son niveau d’avant-crise tandis que la déflation n’est plus d’actualité. Pourtant, la BCE maintient son programme d’achats d’emprunts d’État et d’obligations d’entreprises au moins jusqu’en septembre 2018 au rythme de 40 milliards d’euros¹ par mois. À la fin septembre 2017, la BCE avait dépensé 2 118 milliards d’euros en obligations, soit près de 20 % de la performance économique annuelle de l’ensemble de la zone euro. Une somme non négligeable, en grande partie responsable du niveau extrêmement bas des rendements des placements financiers qui, dans certaines régions, sont même bien inférieurs au taux d’inflation. Dans la mesure où Mario Draghi entend maintenir les taux courts à leur niveau historiquement bas de 0 au-delà du programme de rachat, la normalisation de la politique monétaire de la BCE ne devrait pas intervenir avant 2019. C’est long, très long !
Sans pour autant verser dans la théorie du complot, on peut craindre que le maintien des achats d’actifs ne soit motivé par des raisons dépassant le simple soutien de la reprise économique. En août dernier, la Cour constitutionnelle allemande elle-même a exprimé des doutes sur les rachats d’actifs de la Banque centrale européenne, laissant entendre qu’elle pourrait s’opposer à l’interdiction du financement monétaire des déficits budgétaires. La décision a été renvoyée devant la Cour de justice de l’Union européenne, généralement plus libérale dans l’interprétation des lois que la Cour constitutionnelle allemande. Ces derniers temps en Allemagne, les critiques à l’égard de la politique de la BCE se sont multipliées et ce, pour deux raisons. D’une part, ce sont avant tout les épargnants allemands qui paient le prix fort. D’autre part, l’Allemagne est bien le dernier pays où la politique de taux bas a sa place. En effet, le plein emploi, la croissance solide et la formation d’une bulle sur le marché immobilier signalent des taux d’intérêt beaucoup trop bas.
L’ingérence massive dans l’équilibre entre l’offre et la demande qui détermine généralement le prix d’un bien a tiré les prix des obligations vers le haut, faisant baisser les rendements. Difficile d’en estimer le niveau exact, mais on peut supposer que le rendement nominal serait bien supérieur au taux d’inflation. Une analyse rapide, bien que non étayée scientifiquement, montre que les emprunts d’État allemands à 10 ans ont en moyenne dégagé des rendements 3 % supérieurs au taux d’inflation annuel entre 1992² et le début de la crise des marchés financiers³. Actuellement, le taux d’inflation allemand s’élève à 1,8 %. Par conséquent, les Bunds devraient plutôt offrir un rendement de 4 % à 5 % au lieu de 0,4 % actuellement !
Par ailleurs, si l’on considère que les emprunts d’État allemands servent de référence dans la zone euro et qu’ils sont assortis d’une prime par rapport aux autres titres souverains, les emprunts des pays du sud de l’Europe devraient dégager un rendement supérieur à celui des Bunds, autrement dit, l’Italie et l’Espagne devraient se situer à 6 % au lieu de 1,9 et 1,5 % actuellement. Comme notre économiste en chef Yves Longchamp l’avait expliqué dans le Commentaire de marché « Le crépuscule des dieux » en février 2017, l’Italie représente justement une grande menace pour la cohésion de la monnaie unique avec sa dette publique colossale (160 % du PIB). Dans ce contexte, too big to fail n’est pas une expression vide de sens car l’Italie est un poids lourd du point de vue absolu avec une dette de plus de 2 300 milliards d’euros (2016). Or, cette dette ne peut rester sous contrôle que si la charge des intérêts est inférieure à la croissance économique nominale, laquelle s’élève à 1,8 % en Italie. Une augmentation de la charge des intérêts entraînera, toutes choses égales par ailleurs, une hausse de la dette. L’euro pourrait bien ne pas survivre à un défaut de paiement de l’Italie.
Il est donc fort probable que la déclaration historique de Mario Draghi whatever it takes du 26 juillet 2012 était à prendre au pied de la lettre. En effet, ce ne sont pas les Bunds allemands, mais les emprunts d’État italiens qui sont le centre de gravité dans la zone euro, au moins pour la BCE. Cette attitude débouche, pour les pays cœur de la zone euro, sur le phénomène de la répression financière. Les rendements des emprunts d’État sont inférieurs aux taux d’inflation. L’État se désendette sur le dos des épargnants. Des études sérieuses montrent⁴ que malgré les avantages liés aux crédits bon marché, la politique de taux bas menée entre 2010 et 2016 a fait perdre aux ménages près de 200 milliards d’euros, autant d’argent qui ne sera pas consacré à la consommation future.
Un calcul très simplifié illustre le dilemme. Supposons qu’un employé moyen puisse mettre de côté 200 euros par mois pendant 20 ans pour sa retraite, il n’obtiendra au bout du compte que 53 000 euros à un taux annuel composé de 1 % contre 83 000 euros, soit 50 % de plus, à un taux de 5 %. Les citoyens les plus aisés sont en mesure de dégager des revenus en passant par des placements non financiers. L’inflation des biens réels, qui n’est pas prise en compte dans les calculs standard des taux d’inflation, est considérable. Ainsi, en Allemagne, les prix de l’immobilier ont bondi de 40 % entre 2010 et 2016, aussi bien sur les nouvelles constructions que sur le bâti existant. Toutefois, ce type de placement est hors de portée des petits épargnants. Il ne leur reste bien souvent que les marchés financiers. Il faudrait alors promouvoir davantage les fonds de placement qui, pour un risque comparable faible, dégagent des rendements plus élevés que les formes d’épargne classiques que sont le PEL ou le livret d’épargne. Il serait ainsi possible de contrer quelque peu la spoliation des revenus moyens.
Mais concernant la politique de taux excessivement bas de la BCE, nous sommes face à un dilemme. D’une part, la répression financière qu’elle entraîne n’est pas tolérable sur la durée. Mais d’autre part, il peut aussi ne pas être dans notre intérêt que la hausse des taux d’intérêt précipite l’Italie dans l’insolvabilité et menace la cohésion de la zone euro. Nous sommes donc assis entre deux chaises concernant la BCE.
Peut-être devrions-nous jouer à « coucou, caché » quelque temps encore. Au moins, c’est drôle !